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Le Matin Dimanche: Stars de notre football, idoles d’un autre peuple

Au Kosovo, Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka sont vus comme des héros. De Pristina à Gjilan en passant par Zhegër, rencontre avec ceux qui les adulent.

Les fenêtres n’ont plus de vitre. Cela doit faire une éternité qu’il en est ainsi. Dans ce village où le temps passe moins vite qu’ailleurs, rien ne presse pour rénover un bâtiment désaffecté. L’école Agim Ramadani a été reconstruite un peu plus haut, à flanc de coteau. Au bord de la route, au pied de l’édifice historique, on a juste laissé trôner le portrait de ce héros de guerre, accompagné de ces deux drapeaux caractéristiques: celui de l’Albanie, avec son aigle à deux têtes, et celui à l’effigie de l’UÇK, l’Armée de libération du Kosovo. La stèle en hommage à Ramadani, décédé en 1999, tourne le dos au terrain de foot bitumé du village de Zhegër. Sur le parvis du centre culturel que rien n’agite, il paraît délaissé, lui aussi. Comme s’il attendait le seul garçon qui puisse vraiment le faire revivre. Zhegër, coincé au sud-est du Kosovo, à deux pas de la Serbie et non loin de la Macédoine du Nord, raconte son histoire à travers deux héros: un pour son action passée, Agim Ramadani, l’autre parce qu’il lui confère aujourd’hui une existence mondiale, Xherdan Shaqiri. L’aire de jeux, Xherdan l’a pratiquée gamin, durant ses nombreuses vacances au pays. Son père, Isen, sans doute aussi. Naser Maloku tient le kiosque au pied de l’école abandonnée. Le cinquantenaire pointe le sommet de la butte qui lui fait face. On y décèle le cadre d’un but. Il y a un terrain, qui surplombe le village. «Le père de Xherdan jouait là-bas, précise le commerçant. C’était un bon joueur, il était très rapide. Et puis il a quitté Zhegër.» La guerre qui couvait a forcé l’exil. C’était en 1992. Xherdan avait 1 an.

Drapeau du FC Bâle chez Shaqiri

La moitié de la commune est partie, notamment en Suisse. Elle revient pour les vacances. Comme beaucoup, Xherdan Shaqiri y a fait construire. Depuis la route qui traverse le village, il faut prendre une allée perpendiculaire, passer la première bâtisse. Elle en dissimule une autre, à l’architecture qui détonne. Façade gris granit, baie vitrée qui grimpe à 5 mètres, terrasses qui s’empilent et pelouse bien soignée. Ce qui trahit son propriétaire, ce sont les drapeaux érigés sur le parvis: il y a celui de l’Albanie, celui de la Suisse, un que l’on ne décèle pas, celui des États-Unis et, au milieu, le plus grand de tous, celui du FC Bâle. Reste qu’il n’y aura pas de photo. Pas de témoignage de la famille non plus. Paraît-il qu’Erdin, frère et agent de Xherdan, contrôle tout. Il fait comprendre aux uns et aux autres qu’il n’y a pas à parler. On fait relater à la famille que la moindre image est passible de poursuites. Alors les proches s’exécutent. Ce sont ceux qui n’ont pas d’intérêt ni de lien direct qui racontent: «Xherdan était un bon garçon, poursuit Naser Maloku. Lorsqu’il revient, il parle avec tout le monde, il nous respecte. Les gens l’aiment.» On dit de lui qu’il a financé la nouvelle mosquée du village, actuellement en construction.

Un gamin passe. Sur ses épaules, un maillot du Bayern Munich. Le flocage à moitié effacé en dit long: c’est le nom de Shaqiri que l’on discerne. «Il nous rend fiers», résument deux adolescents.

«Ils n’ont jamais oublié le Kosovo»

À Zhegër, les gens parlent surtout de Shaqiri. C’est en remontant vers Pristina, la capitale du Kosovo, 60 km plus au nord, qu’on associe son nom avec celui de Granit Xhaka, qui en est originaire. On ne fait pas de différence. «Les médias les suivent au quotidien», précise Faton Polisi, journaliste pour «Koha». Ils sont au sport ce que les chanteuses Dua Lipa et Rita Ora, également d’origine albanaise, sont à la culture pop. Avec plus d’impact, peutêtre. Près du stade Fadil Vokrri, Erdin Hashani prend place sur un banc public. C’est un ancien joueur, qui a écumé les clubs entre le Kosovo et l’Albanie. Il a aussi porté le maillot de l’équipe nationale, mais à une époque où elle n’était pas reconnue par la FIFA et l’UEFA. Un honneur qui n’est arrivé qu’en 2016. Aujourd’hui entraîneur, Erdin Hashani a les mots pour désigner ce que les deux internationaux suisses apportent au Kosovo: «Ils viennent de chez nous. Pour nous, ils sont comme des héros. Ils n’ont jamais oublié le Kosovo. Les gens savent ce qu’ils nous apportent. Par exemple, il y a une dizaine d’années, Xhaka avait fait livrer des maillots et des ballons au FC Pristina. Ce n’est pas grand-chose pour eux, mais beaucoup pour nous.» Dans le lobby de l’hôtel Emerald, aux abords de la ville, Agim Ademi se redresse dans son siège. Le président de la Fédération kosovare de football va plus loin: «Shaqiri et Xhaka font la fierté du Kosovo, parce que le monde entier sait qu’ils sont Kosovars, insiste-t-il. Quand nous n’étions pas encore reconnus comme une fédération, à chaque fois qu’ils jouaient, ils mentionnaient qu’ils étaient Kosovars. Et cela a fait comprendre au monde qu’il y a un endroit qui s’appelle le Kosovo et qui peut produire de grands talents.» Les deux stars de l’équipe de Suisse, porteparole de ce bout de terre devenu indépendant en 2008.

Les victoires contre la Serbie

«Le Kosovo se voit comme périphérique, développe Remzie Shahini-Hoxhaj, professeure assistante en communication à l’Université de Pristina. Alors ces deux joueurs nous permettent d’être identifiés à travers le monde comme des personnes qui peuvent avoir une contribution positive. Parce qu’il y a encore un préjugé associé au Kosovo. Peu importe qu’ils jouent pour la Suisse, ils amènent un récit favorable pour nous raconter au monde.» Attablée sur la terrasse de l’un des multiples cafés qui bordent le boulevard Mère-Teresa (elle était d’origine albanaise elle aussi), l’artère piétonne de la capitale, sa collègue Jeta Abazi Gashi ajoute: «Ce sont des symboles, ils jouent un rôle de soft power.» Pour le Kosovo, Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka s’apparentent à des diplomates.

Retour au sud. À Gjilan, la troisième ville du pays, à deux pas de Zhegër, les plaques minéralogiques suisses font partie du paysage. Entre les nombreuses statues des héros de guerre, un portrait de Shaqiri sert à promouvoir un bouquet TV dédié au sport, son maillot est sur les étals des vendeurs. «Shaq» a un cousin qui porte les couleurs du FC Gjilan, l’un des deux clubs de la ville. Drilon Sylejmani en est le team manager: «L’un et l’autre sont des ambassadeurs pour notre pays», atteste-t-il. Les deux stars du foot helvétique défendent un État, elles font exister un peuple. Et il y a des moments pivots: «Chaque victoire contre les Serbes, nous la considérons comme notre victoire», assène l’homme, planté au milieu du stade de Gjilan, dont la rénovation traîne depuis des années. Les succès lors des Coupes du monde 2018 (celui de la célébration mimant l’aigle bicéphale) et 2022 ont donné une résonance encore plus forte à Shaqiri et à Xhaka.

«La Suisse, je l’aime»

«Nous avons été en guerre contre les Serbes, rappelle Erdin Hashani. Sur un terrain de football, tu ne peux pas combattre. Par contre, tu peux gagner. Sachant qu’il y avait des joueurs d’origine albanaise dans l’équipe, nous supportions la Suisse. Et quand Shaqiri marque contre la Serbie, quand Xhaka est élu homme du match, cela nous rend encore plus heureux.» De quoi les ériger en héros. Au point de les rendre intouchables? Sur leurs terres, la critique n’est pas facile. «Nous sommes là pour les soutenir», plaide Drilon Sylejmani. Le choix des États-Unis pour Shaqiri? «D’autres grands joueurs y signent aussi», balaie l’ancien journaliste sportif. Le geste obscène de Xhaka contre la Serbie au Qatar? «Il est fait sous le coup de l’émotion, atténue Erdin Hashani. Et, oui, je vais vous dire la vérité, cela nous a plu.» Là, ce sont les universitaires qui tempèrent. «Il y a eu un grand débat au Kosovo à propos de cet acte de masculinité, affirme Remzie Shahini-Hoxhaj. Pour beaucoup, il ne devait pas être salué.» Jeta Abazi Gashi enchaîne: «Tout n’est quand même pas sacré avec Shaqiri et Xhaka. On ne les traite pas comme tels.» Recul nécessaire. Mais pas de rejet. Au contraire. Le patriotisme prend le dessus. Partout. D’ailleurs, la question de l’identité n’a qu’une seule réponse, quelle que soit la rencontre: «Pour nous, Shaqiri et Xhaka sont des Albanais du Kosovo.» Et la Suisse? Au pied de l’école désaffectée de Zhegër, Naser Maloku hausse les épaules: «C’est normal qu’ils jouent pour le pays dans lequel ils vivent, nous n’avons pas de problème avec ça. La Suisse, je l’aime. Et nous devons la remercier.» Vivement les prochaines vacances.

COLLABORATION: BAHRI REXHA albinfo.ch Durant ses vacances d’été, Xherdan Shaqiri a pratiqué le terrain en dur de l’école de Zhegër.

Naser Maloku a souvent vu passer les Shaqiri devant son petit kiosque, situé juste en face de l’école.
«Xherdan nous rend fiers», s’exclament Albion et Demush. Les deux adolescents (30 ans à eux deux) vivent à Zhegër.
«Xherdan nous rend fiers», s’exclament Albion et Demush. Les deux adolescents (30 ans à eux deux) vivent à Zhegër.
Drilon Sylejmani est le «team manager» du FC Gjilan. C’est dans ce stade que joue encore l’un des cousins de Xherdan Shaqiri.
À Gjilan, les maillots de Xherdan Shaqiri et de Granit Xhaka ont la cote. «Xherdanétaitun bongarçon. Lorsqu’il revient, ilparle avectoutlemonde, ilnous respecte. Lesgensl’aiment.»

Naser Maloku, kiosquier du village de Zhegër «Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka sont des symboles qui jouent un rôle de «soft power» pour le Kosovo.»

Jeta Abazi Gashi, doctorante de l’Université de Pristina

Encore une fois, la Suisse perd deux points en toute fin de match

Au croisement des émotions, il fallait faire le tri. Après coup, elles n’ont franchement rien de très positif. Un match 2-2 comme celui-ci, avec une égalisation concédée à la dernière seconde par l’équipe de Suisse face au Kosovo, fait surtout brasser frustration et déception. Ce n’était pas ce qui était prévu. Il devait bien sûr être difficile pour Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka de ne penser que dans un seul sens hier soir, dans ce stade Fadil Vokrri de Pristina qui avait fait le plein en deux heures lorsque les billets avaient été mis en vente. Le premier a ainsi gardé sa main sur le cœur d’un hymne national à l’autre. Les deux, surtout, ont salué à maintes reprises ce public qui leur était acquis. Reste qu’il y avait un match, quand même. Il ne fallait pas l’occulter, et si ni Shaqiri ni Xhaka n’auront réalisé leur meilleure prestation sous le maillot suisse, les reproches qu’il y a à faire sont en fait globaux et imputables à l’ensemble de l’équipe nationale. Elle n’avait franchement pas envie d’en mettre beaucoup plus que nécessaire. Cela l’a desservie, et la punition n’a rien de sévère au final, avec cette double égalisation de Vedat Muriqi: de la tête, d’abord, après l’heure de jeu, du pied, ensuite, sur l’ultime action kosovare. D’une certaine façon, cela raconte pas mal des limites de l’équipe de Suisse, qui s’était déjà amusée à subir le même genre de retournement en juin, contre la Roumanie (de 2-0 à 2-2). Le pire, c’est qu’il n’y a donc pas eu de leçon tirée de ce moment déjà embarrassant. Pourtant, avec ce groupe de qualification, c’est toujours à peu près pareil. Il impose à l’équipe nationale un scénario unique, avec le devoir répété d’impulser son rythme, sachant que sa possession de balle sera toujours supérieure à la moyenne. Le 4-3-3 qu’a adopté Murat Yakin depuisledébutdeceséliminatoires a vocation à donner du contrôle avec le ballon. Le problème pour la Suisse, c’est qu’elle peine toujours à véritablement emballer ces rencontres, préférant les gérer et attendre le bon moment pour faire des différences. Samedi, on a pu croire par deux fois que ça suffirait: au quart d’heure, quand une longue séquence avait débouché sur un centre d’Edimilson Fernandes, qu’avait bien repris Remo Freuler en plongeant dans la surface. Puis par le même Freuler, d’une frappe déviée par Rrahmani dans son but, à la 79e minute. Sauf qu’à faire le minimum l’équipe nationale finit par beaucoup s’exposer et concéder trop d’occasions. Et à force, elle en vient à retarder un peu trop l’échéance de la qualification pour l’Euro en Allemagne. Une certitude, en tout cas: la sérénité n’était visiblement pas convoquée à l’assemblée des émotions.

VALENTIN SCHNORHK, PRISTINA À Pristina, le doublé de Remo Freuler (à g.) n’a pas suffi pour la Suisse. Jean-Christophe Bott/Keystone

STADE Stade Fadil Vokrri, 13’000 spect.

BUTS 14e Freuler 0-1, 65e Muriqi 1-1, 79e Freuler 1-2, 94e Muriqi 2-2.

KOSOVO Vojvoda, Rrahmani, Aliti, Paqarada; V. Berisha (46e Zhegrova), Loshaj (68e Hadergjonaj), Fazliji (46e Muslija), B. Berisha (54e Krasniqi); Muriqi, Rashica (81e Korenica).

SUISSE Sommer; Fernandes, Schär, Akanji, Rodriguez; Freuler (84e Sow), Zakaria, Xhaka; Shaqiri (84e Okafor), Amdouni (63e Itten), Vargas (63e Ndoye).

GROUPE I

Hier: Andorre – Biélorussie 0-0, Kosovo – Suisse 2-2, Roumanie – Israël 1-1. Classement: 1. Suisse 5/11. 2. Roumanie 5/9. 3. Israël 5/8. 4. Biélorussie 5/4. 5. Kosovo 5/4. 6. Andorre 5/2

 

VALENTIN SCHNORHK © Le Matin Dimanche

PHOTOS: IBRAHIM BERISHA À ZHEGËR, PRISTINA ET GJILAN