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Retour au Kosovo : les saisons oubliées d’une histoire partagée

Le documentaire suisse consacré aux travailleurs saisonniers entame une tournée inédite au Kosovo. Là où des milliers d’hommes, venus chercher un avenir en Suisse, ont laissé silence, fatigue et mémoire. Le documentaire "Lettres ouvertes, , salué en Suisse, revient là où tout a aussi commencé.

Ce n’est pas une simple projection. C’est un retour.
Un documentaire, né en Suisse, revient, en partie, dans les villes d’où sont partis ceux qu’on appelait alors les « Yougos ». Ils étaient Albanais du Kosovo. Ils partaient jeunes, souvent seuls, quittant leurs villages avec un contrat saisonnier en poche. Pendant près de sept décennies, ils ont été des milliers à venir en Suisse, y bâtir ses routes, y servir dans ses cuisines, y récolter ses fruits. Puis à repartir. Presque sans traces.

Le documentaire qui leur est consacré raconte cette histoire effacée. Et pour la première fois, il sera projeté au Kosovo — à Gjilan, Pristina et à Rahovec.
La réalisatrice sera sur place. Pour regarder, avec eux, ce qu’ils ont vécu. Pour offrir, à ceux qui restent, le récit de ceux qui sont partis.

Saisonniers : un mot, une vie entière
De 1934 à 2002, la Suisse délivre des permis saisonniers à une main-d’œuvre étrangère assignée à la précarité. Ces hommes — Portugais, Italiens, Espagnols, Turcs… et Kosovars — travaillent sans droit à la famille, sans accès à l’intégration, logés à l’écart, souvent surveillés. Le système est légal. Il est aussi brutal. Mais peu en parlent.

Parmi eux, les travailleurs albanais du Kosovo forment une vague silencieuse. Dès 1965, deux frères de Gjilan ouvrent la voie à Genève. Suivront d’autres. Le mouvement s’intensifie dans les années 1980, quand la Yougoslavie de Slobodan Milosevic marginalise les Albanais. Interdits d’université, privés d’avenir, ils partent. La Suisse devient un refuge. Un travail. Un sacrifice.


Le documentaire leur donne enfin la parole
Le documentaire est un tissage de lettres, d’archives, de silences. Il donne à entendre ce qui fut retenu, à montrer ce qui fut caché. Un chapitre est dédié aux saisonniers kosovars. L’un d’eux raconte : il n’a jamais osé parler à ses enfants de ce qu’il vivait là-bas, en Suisse. D’autres, filmés en 2021 sur la place centrale de Gjilan, posent enfin des mots. Avec pudeur, mais sans détour.

Ils ne parlent pas pour accuser. Ils parlent pour transmettre. Et pour ceux qui les écoutent, enfants ou petits-enfants, cette parole tardive éclaire ce qu’ils ignorent : pourquoi leurs parents sont partis, ce qu’ils ont traversé, et pourquoi tant de choses sont restées tues.

Un lien historique que la Suisse a très peu nommé
Ce docuemntaire ne parle pas seulement d’hommes partis travailler. Il parle d’une relation entre deux pays, trop longtemps restée hors-champ. La Suisse et le Kosovo partagent une histoire migratoire commune, faite de dépendance économique et de distance sociale. Ce lien a très peu été nommé. Le documentaire le fait. Sans pathos. Sans idéalisation. Mais avec cette lucidité que Camus appelait « la lumière crue du réel ».

En Suisse, les projections ont bouleversé. Le public a redécouvert un système aboli seulement en 2002. Un système qui, en échange de neuf mois de travail, exigeait l’oubli de tout le reste : la famille, les racines, les projets. Le film remet ces hommes au centre du récit. Non comme victimes. Mais comme figures de courage et de retenue.

Une tournée, un retour symbolique et collectif
En revenant au Kosovo, le documentaire accomplit un geste symbolique : celui de rendre l’histoire à ceux qui l’ont vécue, devant celles et ceux qui la prolongent. La tournée sera accompagnée par l’équipe du film, notamment sa réalisatrice, Katharine Dominicé, qui retrouve ici les témoins filmés plusieurs années plus tôt. À leurs côtés, la famille Avdullahi, protagoniste de la séquence tournée à Gjilan, sera présente. Antoine Jaccoud, scénariste et dramaturge, auteur de la voix-off du film, fera également le déplacement, tout comme Albana Krasniqi, directrice de l’Université des Cultures (UPA) à Genève, collaboratrice du  documentaire et partenaire active de cette tournée.

Ce retour au Kosovo n’est donc pas seulement un événement culturel : c’est une rencontre humaine, une parole rendue et partagée. Par leur présence, les membres de l’équipe renforceront ce dialogue intergénérationnel, avec les anciens saisonniers, leurs enfants, petits-enfants et toutes celles et ceux qui portent encore les traces silencieuses de cette histoire. Le cinéma devient ici outil de mémoire, et lieu de justice symbolique.

Une histoire locale, un miroir universel
L’histoire des saisonniers n’est pas propre à la Suisse. Elle traverse toute l’Europe. Partout, les économies se sont construites sur le travail des autres. Des travailleurs souvent sans papiers, sans voix, sans reconnaissance. Le documentaire le rappelle, sans didactisme. Il relie les époques. Il relie les pays. Et il nous relie, surtout, à une vérité simple : nul ne quitte son chez-soi sans raison.

Le film, en révélant ce passé, nous demande une chose : ne plus détourner les yeux. Ni sur les ombres du passé. Ni sur les reflets du présent.

INFORMATIONS PRATIQUES
– Titre du documentaire : Lettres ouvertes
– Réalisation : Katharine Dominicé
– Projections :
• Gjilan – le jeudi 15 mai à 15h à l’Université « Kadri Zeka »
• Pristina – le vendredi 16 mai à 19h au cinéma Armata dans le cadre du festival Polip.
https://qendra.org/programi-festivali-polip-2025/
• Rahovec – le samedi 17 mai à 19h30 au centre culturel « Mensur Zyberaj »

– En présence :
– De la réalisatrice Katharine Dominicé
– des protagonistes du tournage à Gjilan: Vlora Abdyli, Merita Elezi, Saime et Kadri Avdullahi
– De l’auteur de la voix-off du film, Antoine Jaccoud, qui lira un texte introductif à chaque
présentation du film
– De la collaboratrice et partenaire de la tournée, Albana Krasniqi, directrice de l’Université
des Cultures de Genève (UPA)
– Langues :
Français, albanais et portugais + sous-titres albanais et anglais